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Le fonctionnaire à l'épreuve des relations suspectes entretenues avec des puissances étrangères...

Conseil d’Etat, 13 octobre 2023, Sénat c/ M. B., Req. n° 474545


Fonction publique | Administrateur | Assemblée parlementaire | Atteinte à la réputation du Sénat | Délit d'intelligence avec une puissance étrangère susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation | Déontologie | Devoir de réserve | Discipline | Disproportion de la sanction par rapport à faute (Non) | Faute | Liberté d’expression | Manquement aux obligations de réserve, de loyauté et de dignité | Mise à la retraite d’office | Moyen propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision | Préjudice grave et immédiat | Référé-suspension | Règlement intérieur du Sénat | Rupture du lien de confiance | Renseignement | Urgence


Considérant ce qui suit :


Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que M. A... B... a été nommé en qualité d'administrateur du Sénat le 1er avril 2003, et affecté successivement à la commission des finances, au service des relations internationales et à la direction de l'architecture, du patrimoine et des jardins. Membre de l'association des amitiés franco-coréennes (AAFC) depuis 2004, il en est devenu président en 2017. Les relations régulières qu'il a nouées avec des membres de la délégation générale de la République populaire de Corée du Nord à Paris (DGRPDC), représentation non diplomatique bénéficiant néanmoins des privilèges et immunités des missions diplomatiques, ont déclenché l'ouverture, le 13 mars 2018, d'une enquête de la direction générale de la sécurité intérieure, qui a débouché sur son arrestation le 24 novembre 2018 et l'ouverture d'une information judiciaire le 29 novembre 2018, des chefs criminels de recueil et livraison d'information à une puissance étrangère susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation et en outre, sur réquisitoire supplétif et à raison des mêmes faits, de délit d'intelligence avec une puissance étrangère susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. M. B... a été placé sous contrôle judiciaire à compter du 29 novembre 2018 avec interdiction d'exercer son activité professionnelle d'administrateur du Sénat. Par une ordonnance du 29 avril 2022, devenue définitive, les deux juges d'instruction du tribunal judiciaire de Paris, après avoir relevé que si M. B... avait régulièrement échangé avec des membres de la DGRPDC et que cette proximité avait pu devenir préoccupante, l'information judicaire n'avait pas permis de démontrer, en dépit de la mise en œuvre de moyens d'enquête significatifs, le recueil ou la livraison à la Corée du Nord, y compris de manière indirecte, d'informations susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, ont prononcé un non-lieu et ordonné la mainlevée totale du contrôle judiciaire de M. B.... Le Sénat, qui avait suspendu l'intéressé de ses fonctions à titre conservatoire, l'a réintégré à la suite de cette ordonnance de non-lieu, l'affectant à la division de la législation comparée, mais a engagé une procédure disciplinaire à son encontre. Par un arrêté du 26 janvier 2023, le président et les questeurs du Sénat ont décidé sa mise à la retraite d'office à compter du 15 février 2023 pour manquement aux obligations de réserve, de loyauté et de dignité prévues aux articles 128 A et 128 B du règlement intérieur du Sénat. Sur recours hiérarchique de M. B..., le bureau du Sénat a confirmé cette décision par un arrêté du 16 mars 2023. M. B... a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris, sur le fondement de l'article L.521-1 du code de justice administrative, d'une demande tendant à la suspension de l'exécution des arrêtés des 26 janvier et 16 mars 2023 et à ce que soit ordonnée sa réintégration. Par une ordonnance du 16 mai 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a fait droit à cette demande. M. B... a, en conséquence, été réintégré à titre provisoire à compter du 1er juin 2023. Le président du Sénat se pourvoit en cassation contre cette ordonnance.


En droit, aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".


L'urgence justifie que soit prononcée la suspension de l'exécution d'un acte administratif lorsque celle-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte contesté sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire.


Il ressort des énonciations de l'ordonnance attaquée que, pour apprécier l'urgence à suspendre l'exécution de la décision de mise à la retraite d'office prise à l'encontre de M. B..., le juge des référés du tribunal administratif de Paris s'est borné à retenir que l'exécution de cette décision privait l'intéressé de plus de la moitié de sa rémunération, entraînant un changement substantiel dans ses conditions d'existence ainsi qu'une atteinte à sa réputation, sans prendre en compte le moyen soulevé par le Sénat en défense, tiré de ce que, eu égard à la gravité des manquements déontologiques constatés, à la rupture définitive du lien de confiance qui en résultait, et aux risques pour le bon fonctionnement et la réputation du Sénat qui en résulterait, un intérêt public s'opposait à la suspension de l'exécution de la même décision. Il suit de là que le juge des référés du tribunal administratif de Paris a entaché son ordonnance d'erreur de droit et d'insuffisance de motivation en n'appréciant la condition d'urgence qu'au regard de la seule atteinte portée aux intérêts de M. B....


Sur le règlement de l'affaire en référé en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.


M. B... soutient, d'une part, que la condition d'urgence exigée par les dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative est satisfaite et, d'autre part, que la sanction contestée a été prise en méconnaissance du principe d'impartialité et en violation du régime de la preuve, qu'elle se fonde sur l'ordonnance de non-lieu du 29 avril 2022 alors que celle-ci est dépourvue de force probante, qu'elle méconnaît la liberté d'expression des fonctionnaires, qu'elle repose sur des faits qui ne sont pas matériellement établis et ne constituent pas un manquement aux devoirs de réserve, de loyauté ou de dignité, et qu'elle est en tout état de cause disproportionnée, compte tenu par ailleurs de ses excellents état de service.


En vertu de l'article 128 A du règlement intérieur du Sénat : " Dans l'exercice de leurs fonctions, les membres du personnel sont tenus de respecter une stricte neutralité. À ce titre, ils s'abstiennent de manifester leurs opinions politiques, philosophiques et religieuses. / En toutes circonstances, ils s'abstiennent de toute manifestation publique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions. / Les membres du personnel ne peuvent se prévaloir des fonctions qu'ils exercent au sein du Sénat à l'appui d'un engagement public ", en vertu de l'article 128 B du même règlement : " Les membres du personnel exercent avec loyauté leurs fonctions auprès de l'ensemble des sénateurs. / Les membres du personnel se comportent avec dignité en veillant à ne jamais nuire, par leurs comportements personnels, à l'image du Sénat. ". Aux termes de l'article 145 de ce règlement : " Tout fonctionnaire encourt, en cas de manquement à ses obligations, d'indiscipline, de négligence ou d'inconduite, les sanctions suivantes, réparties en quatre groupes : /1° Premier groupe : - Services supplémentaires et, le cas échéant, suppression de tout ou partie des allégements accordés en application de l'article 130 ; - Avertissement ; - Blâme ; / 2° Deuxième groupe : - Réduction d'un an au plus de l'ancienneté de classe et, s'il y a lieu, radiation du tableau d'avancement ; - Abaissement d'une ou plusieurs classes ; - Exclusion temporaire de fonctions pour une durée inférieure ou égale à six mois ; / 3° Troisième groupe : - Rétrogradation ; - Exclusion temporaire de fonctions pour une durée supérieure à six mois et inférieure ou égale à un an ; / 4° Quatrième groupe : - Révocation ; - Mise à la retraite d'office lorsque l'intéressé remplit la condition de durée de services fixée par le règlement de la Caisse des retraites du Personnel du Sénat pour obtenir une pension normale ; - Révocation avec pension à jouissance différée, au plus tard à la date à laquelle l'intéressé aurait atteint la limite d'âge de son cadre d'emplois, lorsqu'il remplit la condition de durée de services fixée à l'alinéa précédent (....) ".


Il résulte de l'instruction que pour infliger à M. B... une sanction de mise à la retraite d'office, a été retenue à son encontre, en premier lieu, une méconnaissance de ses obligations de loyauté et de dignité à raison des relations régulières et approfondies qu'il a entretenues avec plusieurs membres de la Délégation générale de la République populaire de Corée du Nord à Paris (DGRPDC), dont il ne pouvait ignorer les liens avec les services de renseignement nord-coréens, se traduisant, d'une part, par l'organisation à leur intention de fréquentes visites et déjeuners dans l'enceinte du Sénat, par de nombreux échanges et par la fourniture de notes sur divers sujets touchant notamment à l'énergie nucléaire, aux centrales hydrauliques, à la gestion des réseaux électriques ou aux modalités de construction d'un immeuble de grande hauteur, et qui l'auraient amené, d'autre part, à fournir à la DGRPDC, en 2014, les coordonnées de la compagne d'un étudiant nord-coréen dissident en fuite, à contribuer, en 2015, à la surveillance d'une manifestation en faveur des droits de l'homme d'opposants au régime nord-coréen, à faciliter, en 2017, la mise en relation de la DGRPDC avec un ingénieur spécialiste de questions nucléaires et un universitaire spécialiste de mathématiques appliquées, et à l'alerter, en 2018, sur le profil d'un journaliste français qui envisageait d'enquêter sur la liberté religieuse en Corée du Nord. A également été retenue à l'encontre de M. B..., en second lieu, la méconnaissance de ses obligations de loyauté, de dignité et de réserve à raison de son activité dans le cadre de l'association des amitiés franco-coréennes (AAFC) dont il avait pris la présidence en 2017, les décisions contestées relevant, d'une part, que cette association, publiant de nombreux articles apologétiques pour le régime nord-coréen, était devenue un vecteur privilégié de l'appareil de propagande nord-coréen, faisant état, d'autre part, des multiples voyages de M. B... en Corée du Nord, dont certains aux frais de cet Etat, à l'occasion desquels lui ont été remises diverses marques de reconnaissance, telle qu'une médaille de l'amitié, et au cours desquels il a notamment participé aux commémorations du 70ème anniversaire du régime et rencontré le président de l'Assemblée populaire suprême de Corée du Nord, et relevant, enfin, que l'intéressé avait condamné les réactions officielles françaises à l'occasion de la mort de Kim Jong-Il, en 2011, dans un courrier adressé au ministère des affaires étrangères et un article publié sur le site de l'AAFC et vivement critiqué la politique étrangère de la France à l'égard de la Corée du Nord, en 2018, dans une interview au magazine en ligne " L'Incorrect ".


Si, en l'état de l'instruction, l'argumentation soulevée par M. B... est de nature à faire douter de ce que les griefs tirés de la mise en relation de la DGRPDC avec un ingénieur et un scientifique, d'une part, et de la teneur de son action concernant la surveillance d'un étudiant dissident ou les démarches d'un journaliste français, d'autre part, seraient établis avec certitude, et de ce que ses propos retracés dans le magazine " L'Incorrect " excédaient, par eux-mêmes, les exigences du devoir de réserve, il n'apparaît pas, toutefois, en l'état de l'instruction, que seraient de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité des décisions contestées les moyens tirés de ce que la matérialité des autres faits motivant la sanction contestée ne serait pas établie, de ce que ces autres faits ne constitueraient pas un manquement grave à ses obligations déontologiques de dignité, de loyauté et de réserve, et de ce que, au regard de ces manquements, la sanction considérée serait disproportionnée.


Les moyens tirés de l'impartialité de la procédure suivie, de la violation des règles de la charge de la preuve, de l'utilisation d'un document n'ayant aucune force probante et de l'atteinte à la liberté d'expression de l'intéressé ne sont pas davantage, en l'état de l'instruction, de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité des décisions contestées.


Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence, que M. B... n'est pas fondé à demander la suspension de l'exécution des décisions attaquées.


[Annulation de l’ordonnance de suspension et rejet de la requête en référé de première instance]



Avocat Fonction Publique | Avocat Droit Administratif

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